Minerais des conflits : la valeur ajoutée de l’Europe

Face au problème des minerais des conflits, l’Europe est indécise.

Il y a un an, le Parlement européen a demandé à la Commission de concevoir une version européenne de la loi Dodd-Frank votée par le Congrès américain en juillet 2010 et qui établit des règles de transparence pour les sociétés qui utilisent les minerais des conflits. Cependant, à Bruxelles, l’humeur est au scepticisme et nombreux sont ceux qui se demandent quelle valeur ajoutée pourrait avoir l’Europe.

D’une part, le marché a réagi plus vite que prévu: les importateurs ont officiellement pris leur distance avec les minerais de la région du Kivu en République démocratique du Congo (RDC) et l’économie locale s’en ressent; d’autre part, le mécanisme international de régulation qui fait figure de précédent historique, le Processus de Kimberley, est à l’agonie.

En tout état de cause, les décideurs européens semblent donc avoir de bonnes raisons d’hésiter. L’inaction serait cependant la plus mauvaise solution. L’Union européenne ne doit donc pas se contenter d’européaniser la loi Dodd-Frank : elle doit aller plus loin en complétant la régulation par le marché avec l’approche politique qui lui fait actuellement défaut.

La loi dite Dodd-Frank impose deux obligations de transparence aux compagnies cotées aux Etats-Unis : transparence financière pour l’industrie extractive et transparence des sources d’approvisionnement en cas d’importation de minerais des Grands Lacs. Cette loi traduit en droit interne, et donc à rendre contraignant, le principe de diligence raisonnable (c’est-à-dire l’identification de l’origine des minerais importés) et le principe « publiez ce que vous payez » de l’Initiative pour la transparence des industries extractives. Bien qu’elles soient déjà appliquées à d’autres secteurs économiques, les innovations de la loi Dodd-Frank ont suscité la polémique. Elles visent, en effet, à rendre transparent un secteur d’activités qui préfère l’ombre à la lumière et la discrétion à la publicité.

Si la loi Dodd-Frank a incontestablement fait « bougé les lignes », elle pose en revanche plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Tout d’abord, il est très difficile de créer des filières d’approvisionnement propres à partir des Kivus, une « zone grise » où l’autorité de l’Etat est purement théorique. Les deux plus hautes autorités de l’Etat congolais ont appelé à la démilitarisation des zones minières de cette région en 2009 et 2010 sans grand effet.

Deuxièmement, il est très difficile de mettre en place un système de vérification des chaînes d’approvisionnement réellement fiable. La certification des exportations sera effectuée par les autorités administratives des pays exportateurs. Or, en 2010, le Burundi, la RDC, l’Ouganda, le Burundi, la Tanzanie et le Rwanda qui figuraient respectivement au 170ème, 146ème, 127ème, 116ème et 66ème rang sur 170 pays du classement de Transparency International. La certification des minerais « conflict free » par des administrations qui sont loin d’être « corruption free » va immanquablement mettre en cause la crédibilité de tout dispositif de certification.

Troisièmement, cette loi a un coût. L’identification de l’origine des minerais constitue un surcoût pour les importateurs qui vont le répercuter sur le prix des minerais congolais, les rendant moins compétitifs, ou vont tout simplement acheter ailleurs. Dans ce cas, le coût de la loi Dodd-Frank est social : l’actuel retrait des acheteurs se traduit par le chômage des creuseurs artisanaux.

Cette situation révèle ce qui fait la compétitivité des minerais des Kivus : une main-d’œuvre taillable et corvéable à merci. Dans les Kivus, l’extraction des minerais est basée sur des conditions de travail qui s’apparentent à un esclavage volontaire. Des milliers de creuseurs armés de pelles et de pioches se succèdent dans des carrières au péril de leur vie pour une rémunération que personne n’aurait l’indécence d’appeler un salaire.

Le « dirty little secret » du négoce des minerais des Kivus n’est pas seulement le bénéfice qu’en tirent des groupes armés et des officiers de l’armée congolaise. Le « dirty little secret » du négoce des minerais des Kivus réside dans le fait que des milliers de personnes sont condamnées à une existence au jour le jour dans des conditions de travail économiquement scandaleuses et socialement brutales. Malheureusement, contre cette oppressive économie de survie, la loi Dodd-Frank n’a rien prévu.

En concevant sa réglementation, l’Europe peut et doit avoir une valeur ajoutée par rapport à la loi Dodd-Frank. L’Europe ne doit pas seulement rejoindre le camp de ceux qui exigent la transparence pour les entreprises qui veulent opérer dans les zones de conflit, mais elle doit aussi améliorer la situation socioéconomique des communautés minières et compléter la régulation par le marché par un dialogue politique avec les pays producteurs et l’Asie.

Conscients des effets collatéraux inattendus de la loi Dodd-Frank, les Etats-Unis ont conçu dans l’urgence une stratégie sur les minerais des conflits dans l’Est de la RDC dont un volet important est consacré au développement socio-économique des communautés minières. Des compagnies sont aussi en train de s’engager dans cette voie au titre de la responsabilité sociale des entreprises. Principal bailleur des pays des Grands Lacs, l’Union européenne a tous les outils nécessaires pour œuvrer à grande échelle au développement socio-économique des communautés minières.

Au plan politique aussi, des améliorations sont possibles. En pleine cohérence avec sa volonté de développer une diplomatie des matières premières  – en 2008, la Commission européenne a adopté la « Raw materials initiative » dont un des principes consistait à entretenir de bonnes relations avec certains fournisseurs clés –  l’Europe doit faire des minerais des conflits un des thèmes du dialogue politique avec les organisations multilatérales et les pays de la région.  Cela lui permettra d’inciter les pays de la région à pratiquer aussi la transparence en publiant les contrats – comme vient de le faire la RDC – et à légiférer sur la diligence raisonnable et la certification. Cela sera aussi l’occasion de tester la volonté des pays des Grands Lacs de réguler réellement ce négoce.

Ce dialogue politique qui peut être mené dans le cadre de l’accord de Cotonou et dans le cadre du dialogue institutionnalisé entre l’Union africaine et l’Union européenne sera aussi l’occasion d’aborder les sujets jusqu’ici tabous : la démilitarisation des sites miniers, la lutte contre la corruption, la contrebande, l’échec de la réforme minière en RDC. Sur ces problèmes, les propositions d’actions en provenance des sociétés civiles des pays concernés et les six outils de l’Initiative régionale de lutte contre l’exploitation illégale des ressources naturelles devraient être examinées pour un appui éventuel de l’Union européenne. Après tout, c’est la seule organisation à œuvrer simultanément à la réforme de la gouvernance, du secteur de la sécurité et au développement dans la région des Grands Lacs.

Enfin l’Union européenne doit utiliser son statut de puissance internationale pour porter le débat du côté de la demande : en Asie. La Chine et certains pays du Sud-Est asiatique occupent une place importante dans l’industrie du raffinage et disposent même de comptoirs dans les Kivus. A travers le dialogue EU-Chine et le sommet du G20 à venir, l’Europe doit inciter ces pays à adhérer aux principes de diligence raisonnable et de certification. Dans le marché global de l’industrie électronique, ces pays ont, en effet, intérêt à « jouer collectif » sur le marché international et à ne pas apparaître comme les chevaux de Troie des efforts internationaux d’encadrement du commerce des minerais.


Author: Thierry Vircoulon

Thierry Vircoulon is the Central Africa Project Director based in Nairobi, Kenya. He is a graduate from the French Public Management Institute (ENA) and the Institute for Political Studies in Paris. He holds a masters degree in Political Science from Sorbonne University. He has previously worked for the French Foreign Ministry and the European Commission, notably in South Africa and the Democratic Republic of Congo. Most of his work is focusing on governance and SSR. He is also part of the OECD group of experts on statebuilding and peacebuilding.

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