A nouveau tentée par le gouffre ? La Guinée-Bissau entre deux tours

Des partisans de Serifo Nhamajo, candidat à l'élection présidentielle en Guinée-Bissau, expriment leur soutien lors d'un rassemblement de campagne. Photo : Reuters/Joe Penney

Entre l’inquiétude suscitée par les évènements du Mali, le soulagement consécutif à la nouvelle alternance pacifique au Sénégal et l’interminable controverse sur l’organisation des élections législatives dans l’autre Guinée (Conakry), la situation en Guinée-Bissau, leur petit voisin ouest-africain (1,6 millions d’habitants), passe inaperçue. Depuis le premier tour de l’élection présidentielle anticipée du 18 mars dernier, consécutive à la mort du président Malam Bacai Sanha début janvier, le pays est pourtant dans un entre-deux dangereux.

Le 23 mars, la Commission nationale électorale (CNE) a annoncé les résultats du premier tour : 49 pour cent des voix pour le Premier ministre sortant, Carlos Gomes Jr « Cadogo », censé affronter le 22 avril au deuxième tour Kumba Yala, président de la République de 2000 à 2003, arrivé deuxième avec 23 pour cent des voix. Si la CNE et les observateurs internationaux ont exprimé leur satisfaction quant à la tenue du scrutin, des voix discordantes se sont élevées : en plus de Kumba Yala, un habitué de la contestation électorale, ce sont quatre autres candidats jouissant d’une certaine  crédibilité qui ont dénoncé des fraudes massives et rejeté ces résultats. Ils ont exigé la tenue d’un nouveau scrutin, Yala annonçant par ailleurs qu’il ne participerait pas au second tour. La CNE, qui est travaillée par de fortes tensions, vient de rejeter les recours de l’opposition. Le Tribunal suprême de justice se prononcera prochainement en dernier ressort. Une fois encore, un processus électoral en Afrique de l’Ouest se grippe et finit au tribunal, contribuant aux conflits plus qu’à leur règlement.

La position radicale de l’opposition se nourrit du sentiment qu’elle est victime d’une compétition inégale. Le bilan économique et financier de Cadogo à la Primature est plutôt bon – il a su s’assurer les faveurs de toute une série d’acteurs internationaux, des pays occidentaux, inquiets des effets d’une faillite éventuelle de l’Etat, à l’Angola, en pleine offensive diplomatique ouest-africaine. De cette aide, il a su faire des choses, assurant par exemple le paiement régulier des salaires des fonctionnaires. De ce point de vue, ses bons résultats électoraux sont assez logiques et ils étaient attendus. Mais Cadogo ne s’est pas contenté de son bilan.  Il a recouru à une realpolitik méthodique, combinant les vieux ressorts du clientélisme et du vote à main levée pour s’imposer au sein de son parti, le Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC), où il est très contesté. Pour sa campagne, il a utilisé son influence dans le monde des affaires, mobilisé une administration territoriale ultra-politisée et employé les moyens de l’Etat. Il a dominé la sphère médiatique, contrôlant les médias publics et s’offrant le concours d’une bonne partie des médias privés.

Ce sentiment d’une hégémonie écrasante et illégitime nourrit l’abstention (passée de 40 à 45 pour cent de 2009 à 2012) et affecte la crédibilité des institutions électorales et judiciaires dans le règlement du litige actuel. Il nourrit la frustration des opposants et leurs soupçons de fraude. Il explique leur surprenante unité actuelle. Les opposants ont pourtant une responsabilité dans la situation : face à la puissance visible et prévisible de la candidature de Cadogo, face à la perspective d’un second tour entre Cadogo et Yala, sociologiquement probable mais ingagnable pour ce dernier, qui ne peut guère espérer rallier au-delà de ses bastions ethnorégionaux, l’opposition n’a pour sa part pas réussi, ni même cherché, à présenter une candidature unique. Ses différents représentants n’ont pas su faire de l‘élection un véritable moment de débat sur les grandes orientations des politiques publiques ou sur la qualité de la gouvernance de Cadogo. Ils n’ont pas non plus réussi à assurer le suivi rigoureux du processus électoral qui aurait pu rendre plus recevables leurs plaintes. Reste leur sentiment de frustration.

La situation est d’autant plus sérieuse qu’elle peut ouvrir la voie à une nouvelle intervention de l’armée dans la sphère politique. Se réclamant des deux guerres qu’ils ont menées pour libérer le pays contre les Portugais entre 1963 et 1974, puis contre les soldats de Dakar et Conakry en 1998-1999, les militaires bissau-guinéens savent qu’ils ont besoin du pouvoir civil, mais le tiennent pour un club de privilégiés à col blanc et à la prospérité suspecte. Ils lui reprochent de vouloir les réduire à la marginalité sous couvert de la réforme indispensable mais cent fois reportée d’une armée à la fois pléthorique, trop gradée et trop âgée. Ils entendent défendre leurs droits, y compris, pour certains d’entre eux au moins, le « droit » tacite de participer au transit de la cocaïne latino-américaine vers le marché européen. Il faut également compter avec le lien particulier qui existe entre l’ex-président Kumba Yala, spécialiste de la rhétorique anti-élitaire et influent parmi les militaires dont une majorité est, comme lui, d’origine ethnique balante.

Même le chef d’état-major Antonio Injai, qui avait critiqué la politisation de l’armée et avait victorieusement résisté aux côtés de Cadogo lors de la tentative de putsch de décembre 2011, a pris ses distances avec ce dernier. Il semble particulièrement mécontent de la mission militaire angolaise, officiellement chargée de la coopération bilatérale mais qui fonctionne comme une protection tacite au bénéfice de Cadogo. Que nous indique de ce point de vue l’assassinat par des hommes en uniforme, au soir du premier tour, du colonel Samba Djalo, un homme associé au Premier ministre sortant ? Quid de la fuite au même moment de l’amiral Zamora Induta, autre proche de Cadogo ? Simple vengeance personnelle ? Grand nettoyage ? Symptôme de la colère des militaires?

Certes, les troubles en Guinée-Bissau sont généralement peu meurtriers : ne meurent à chaque fois, dans des incidents rarement vraiment éclaircis, que quelques-uns des acteurs politiques et militaires qui se risquent au jeu du pouvoir (et quelques-uns de leurs hommes liges). Mais à chaque fois, la population entière est affectée puisque l’instabilité contribue à maintenir le pays dans les dernières places de tous les classements internationaux en matière de développement. En Guinée-Bissau, près d’un enfant sur dix meurt avant un an.

La situation pourrait être différente, et plus grave, cette fois : l’armée a en face d’elle une mission militaire angolaise robuste, et la police d’intervention rapide, très liée à Cadogo et en froid avec l’armée, a été renforcée. Enfin, au gré de ces soubresauts, la vie politique pourrait bien entrer en résonance avec la maille de microconflits communautaires qui recouvre le pays et certaines identités ethniques pourraient se politiser.

Heureusement, la présence internationale est forte, et les élites guinéennes, qui mesurent bien leur dépendance envers l’aide au développement, semblent hésiter devant la perspective d’une nouvelle déstabilisation : les consultations se multiplient pour trouver une solution.

Il faut sauver le processus électoral. Même s’il n’a effectivement que peu de chances de l’emporter, Kumba Yala doit aller au second tour, où sa présence est assez logique compte tenu de sa solide base électorale. Les plaintes de l’opposition doivent être prises au sérieux et des réponses crédibles doivent être apportées aux problèmes du dispositif électoral d’ici le second tour, quitte à le retarder quelque peu. Il est en particulier indispensable d’avoir une vraie équité dans l’accès à l’ensemble des médias publics et privés. Par ailleurs, le Sénégal a montré tout récemment l’importance d’une observation électorale locale, de longue haleine, portée par une société civile et des médias suffisamment dépris des enjeux politiques pour faire un travail crédible.

Enfin, quelle que soit la solution retenue, l’épisode souligne combien il est urgent de traiter les questions de fond : oui, un développement économique diversifié est indispensable pour dénouer les liens de dépendance qui structurent les luttes politiques ; oui, la place de l’armée dans le pays doit être réduite et les militaires doivent l’accepter ; oui, ceci ne peut se faire sans reconnaitre le rôle que joue l’armée dans la défense des intérêts de segments importants de la population rurale, en particulier en zone balante, ni donc sans traiter la question des inégalités profondes entre la capitale et le reste du pays.

Author: Vincent Foucher

Senior Analyst, West Africa Dakar, Senegal

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